L’ESS, reconnaissance historique, au-delà des frontières

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Lors de la 110 e Conférence de l’Organisation internationale du Travail, l’adoption d’une définition universelle de l’ESS (Économie Sociale et Solidaire) marque un tournant majeur pour la reconnaissance de ce modèle économique particulier. Suivi par l’OCDE, et bientôt sans doute par l’ONU, l’ESS sort des marges du modèle capitaliste pour s’affirmer comme une alternative pertinente afin de relever les défis des transitions.
Cette reconnaissance marque un tournant majeur. D’une part, elle cherche à fédérer un ensemble diversifié d’entreprises et d’organisations au-delà des seules dispositions légales et des mesures statistiques. D’autre part, elle propose de mettre en avant des valeurs et principes comme guide pour l’action au service d’un travail décent, des individus, des communautés et de la planète. Ce  numéro 365 revient ainsi sur cette ambition tout en complétant l’approche à travers différents travaux de recherche.

Revenons sur la mise en perspective de la dimension historique de la reconnaissance par l’OIT. L’internationalisation de l’ESS s’éloigne des approches strictement statutaires qui avaient d’abord été retenues. En 2003, l’Union européenne adoptait un règlement pour permettre la création de sociétés coopératives européennes, comme  pendant à la société européenne. Le résultat n’a pas été au rendez vous et on compte encore aujourd’hui moins de 100 SCE. L’organisation pour l’harmonisation africaine du droit des affaires (OHADA) a été plus loin dans la même voie puisqu’elle a adopté en 2010 une réglementation commune pour les coopératives se substituant à la législation de ses 17 États membres. Une autre trajectoire se développait en parallèle.
Les rencontres internationales se multiplient, bien au-delà des échanges plus que séculaires connus du mouvement coopératif. Depuis une vingtaine d’années, plusieurs organisations internationales régionales y ont contribué, notamment l’Union européenne, mais les organisations universelles s’y sont adjointes, notamment la Task force des Nations Unies, qui a au moins le mérite d’avoir ouvert la voie et de rester comme une potentialité. C’est toutefois l’OIT qui a marqué l’essai, comme Eva Cantele en rend compte dans son « Temps fort » publié dans ce numéro. D’autres organisations internationales sont dans un processus voisin.

Le Temps fort de Michel Abhervé et de Benjamin Roger sur le Forum européen de l’économie sociale, « L’économie sociale, le futur de l’Europe », fait état du mouvement à l’œuvre au niveau européen. Cette reconnaissance institutionnelle est également pratiquée au plan national par des consécrations législatives, mais celles-ci varient nécessairement selon les Continents et même les États, que ce soit parce que les systèmes juridiques marquent leur empreinte, ou parce que les contextes culturels et politiques diffèrent.
Ce sont ainsi deux frontières qui changent de statut : la frontière conceptuelle et la frontière géographique. L a prétention de l’économie sociale et solidaire à être la trame d’une histoire commune ne sera crédible qu’au prix d’une clarification de son identité. Dans le même temps, elle doit manifester assez de flexibilité pour stimuler les imaginaires et accueillir de nouvelles formes d’engagement et d’activité économique, comme elle l’a fait pour les entreprises sociales ou les œuvres philanthropiques.

Encore faut-il avec cette reconnaissance internationale, pourvoir cerner, mesurer et évaluer ce que représente l’ESS. L’appréhension du périmètre de l’ES (Économie Sociale) demeure ainsi un enjeu majeur tant pour les institutions que pour les chercheurs et les acteurs. Il s’agit de définir les entités qui appartiennent à l’ESS, de les compter et d’évaluer leur contribution à l’économie. Comme le démontrent Marie Bouchard et Rafael Chavez dans ce numéro, les statistiques offrent une façon de dénombrer non seulement pour en mesurer le poids, mais également pour établir l’identité des entreprises et organisations qui, de par le monde, appartiennent à l’ES. Or, l’hétérogénéité des statistiques dans les différents pays est très grande. La revendication des valeurs et principes semble être un dénominateur commun, comme l’association volontaire, l’autonomie et l’indépendance de l’État, la primauté des personnes, du travail sur le capital, la gouvernance démocratique et une distribution interdite ou limitée des excédents. Au-delà d’une législation dédiée ou non, la spécificité ou l’identité des unités de l’ES relève d’une grande diversité au niveau international. Si les  périmètres sont variables, les concepts sont plus stables pour les caractériser. Ainsi l’enjeu est-il de saisir sans figer ou banaliser. Pour autant, la reconnaissance institutionnelle devient-elle une autre forme de visibilité pour l’ESS ?

Toutes les consécrations internationales récentes de l’économie sociale et solidaire mettent en avant sa fonction transformatrice. Dans ces conditions, la place et le rôle de l’ESS ne peuvent plus être les mêmes. Certes, l’économie sociale et solidaire ne conquerra pas l’ensemble de l’économie, mais l’enjeu n’est pas là. Il s’agit de fournir un modèle d’entreprise qui réponde aux besoins contemporains. Cette reconnaissance institutionnelle, incontestable soutien à l’économie sociale et solidaire et marqueur de son développement, doit toutefois être mise en regard des réalités empiriques et des politiques plus globales qui peuvent être en sens contraire. Ainsi en France, tel que le démontre Céline Bourbousson, le processus d’institutionnalisation d’une politique publique orientée valeur publique dans le champ de l’ESS a changé de logique. À travers l’exemple des Pôles Territoriaux de Coopération  Économique (PTCE), l’autrice souligne le basculement d’une « valeur publique » portée par les réseaux traditionnels de l’ESS à une logique « gestionnaire » qui correspond à l’appropriation par les pouvoirs publics du dispositif. Avec cette légitimation, le glissement de logique correspond à un potentiel détournement de l’objectif initial de transformation sociale au profit d’une moralisation du capitalisme. Les travaux menés au sein de l’Observatoire de Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), expérimentation nationale qui inverse la logique de l’emploi, où « chacun a le devoir de travailler et le droit à obtenir un emploi », participent à ce changement de logique, tel que le Temps fort de Timothée Duverger le souligne.

De même, Anne Le Roy, Emmanuelle Puissant et Sylvain Vatan, font un constat similaire. Ils examinent la dégradation des conditions de travail des salariées de l’Aide à Domicile (AD). Cette détérioration révèle la transformation de logique en lien avec la nouvelle gestion publique qui s’applique également aux autres activités médico-sociales (aide sociale à l’enfance, handicap…) générant une requalification du travail dans sa structuration identitaire. La définition comme la mesure demeurent donc aussi au cœur de cette contribution. Là encore, le basculement vers une logique  « gestionnaire standard de l’efficience » entre en conflit avec les pratiques propres à l’ESS, dans lesquelles l’humain est au cœur des dispositifs.
À l’heure où gronde la colère dans les écoles d’ingénieurs françaises avec des appels des jeunes diplômés à déserter, Alexandrine Lapoutte et Laetitia Planas s’intéressent à la Coopératives Jeunesse de Services (CJS) comme une forme de coopérative à destination des jeunes pour répondre à leurs aspirations et les accompagner sur le chemin de l’émancipation. Importée du Québec, les CJS favorisent l’initiation au « pouvoir d’agir ». Elles sont des moyens d’émancipation et de transformation, même si l’ESS dont elles sont membres, en tant que transformation des pratiques, n’est pas connue par les jeunes s’y inscrivant. Si l’objectif est atteint, les autrices démontrent en quoi la CJS fait croître l’entrepreneuriat et l’éducation populaire en combinant les trois formes « d’empowerment » pour améliorer les capacités de ces jeunes à coopérer. L’éducation populaire comme levier de l’éducation aux transitions par la discussion et la co-construction de solutions.
De façon originale, Anna Cournac et Nathalie Touratier-Muller nous présentent un article sur les fondations d’entreprise comme partenaires émergents de l’écosystème ESS. Si les fondations d’entreprise sont des organisations à but non lucratif, créées par une ou plusieurs entreprises pour une période de temps limitée en vue de la réalisation d’une œuvre d’intérêt général, elles constituent une entité nouvelle pour l’ESS, notamment à travers la redéfinition de partenariats co-construits et de nouveaux modes de participation à l’intérêt général. En cernant leurs  caractéristiques, les autrices questionnent sur leur place dans la coordination et le financement des acteurs qui ouvrent la réflexion sur le
rôle du mécénat d’entreprise et la gouvernance de tels montages.

Probablement sous le coup des catastrophes majeures auxquelles notre monde est soumis, dont la crise financière de 2008 a été un soubresaut et dont les coopératives bancaires grecques paient le prix, les critiques du capitalisme se sont généralisées autour de la recherche d’un autre modèle de société. La contribution de Simeon Karafolas met en  perspective historique l’évolution du système de crédit coopératif grec face à la crise de 2008 par sa concentration pour garantir une meilleure stabilité.

Ce numéro 365 poursuit son œuvre de connaissance sur ce qui singularise l’ESS, la distingue par rapport au modèle capitaliste, mais en souligne aussi les fragilités. Comment relever les défis sans se diluer, sans marchandiser la société (voir par exemple,  le marché de la Santé avec l’ouvrage de Bruno Valat), quelle transformation et pouvoir transformatif ? C’est pourquoi nous devons également avoir recours à la perspective historique, comme préalable à la compréhension des mouvements actuels, en France comme à l’international. Le Temps fort d’Olivier Chaïbi revient sur la série de séminaires sur l’histoire de l’économie sociale en Europe et accessible sur le site du Cedias. S’affirmer comme une alternative pertinente afin de relever les défis des transitions, comme nous y invite l’Économie de la réconciliation de Jérome Saddier, ou encore la démocratie dans les Scop de François Kerfour et Régis Tillay. Nous devons donc aiguiser notre sens critique pour ouvrir l’ESS et aller au-delà de ses frontières, afin de ré-enchanter notre démocratie. Ces quelques suggestions de lecture sauront accompagner l’été qui s’annonce.

Enfin, ce numéro 365 ouvre ainsi le débat sur l’entreprendre autrement. Les journées du RIEUSS à Bordeaux sur le thème « L’ESS, actrice des transitions ? » ont été un Temps fort de cette année pour présenter la richesse des recherches sur et pour l’ESS, dans un dialogue sans concession entre chercheurs et praticiens. D’autres colloques internationaux comme celui du Ciriec à Valence, de l’ICA à Athènes ou le Forum international en octobre, ou nationaux comme le RIODD à Paris, attestent de la vitalité de l’ESS pour répondre aux urgences, climatiques, sociales, économiques et sociétales. Effervescence du monde de l’ESS ! Les dialogues engagés seront-ils à la hauteur des espérances pour répondre aux grands défis de nos sociétés ? La reconnaissance internationale qui salue l’ESS nous le laisse à penser, mais exige en retour toujours plus d’engagement,

Bonne lecture !

Maryline Filippi et David Hiez

 

 

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