Pour une économie sociale, solidaire… et écologique

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Ce premier numéro du deuxième centenaire de la Revue internationale de l’économie sociale, Recma s’ouvre sur une actualité particulièrement riche. De nombreuses manifestations d’ampleurs nationale et internationale se sont tenues en association avec la Recma à Bordeaux, Marseille, Toulouse, Grenoble, Lyon, Nanterre, Paris, Reims, Lille, à l’initiative d’universités et de centres de recherche et en partenariat avec de nombreuses fédérations coopératives, associatives et d’économie sociale et solidaire.
Merci à Danièle Demoustier qui a coordonné ce programme au nom de la Recma et merci à toutes celles et ceux qui s’y sont engagés, l’ont animé et en ont rendu compte dans ce numéro.
Ce dernier trimestre s’est également tenu le congrès d’ESS France. Le temps est venu d’affirmer une vision commune et publique de l’ESS à travers la “République de l’ESS”. Cette effervescence de l’ESS est internationale : entre autres, le PNUD a  lancé un appel pour la rédaction d’une charte de l’ESS en Algérie, la Commission européenne a doté l’économie sociale d’un plan d’action et l’Alliance coopérative internationale (ACI), fédération internationale la plus ancienne et représentative  des entreprises constituant l’ESS, a tenu son congrès à Séoul.
En miroir de cette actualité, les nombreuses notes de lectures témoignent du dynamisme et de la richesse des publications sur l’économie sociale.

Une accélération de l’histoire de l’ESS.
L’essentiel de ce numéro 363 est composé de six articles de fonds. Plusieurs portent sur des sujets nouveaux - les Scic dans l’agriculture en France ou un supermarché à vocation sociale en Suède par exemple - qui illustrent une accélération de l’histoire de l’ESS.
Dans « La société du commun : quelles (r)évolutions pour l’ESS ? », Hervé Defalvard se penche sur la « société du commun », concept qui englobe l’économie sociale et solidaire et constitue pour l’auteur le nouvel horizon alternatif au capitalisme. Cet horizon prend forme à travers « l’ESS en communs » dont la nouvelle régulation des territoires permet d’opérer « une subsomption formelle du  capitalisme ». Certes ce retournement concerne encore les marges du capitalisme mais l’auteur montre comment l’ESS en communs détient les leviers d’une « évolution révolutionnaire » d’ampleur.
Bertrand Valiorgue, Émilie Bourlier-Bargues et Xavier Hollandts étudient les conditions d’évolution des grandes coopératives agricoles. Leur article « Quelles ressources et compétences pour réussir  la stratégie de diversification d’une coopérative agricole ? » explique les conditions qui conduisent ces coopératives à se diversifier. Les auteurs distinguent les types de diversification et examinent leurs effets, particulièrement au niveau de la gouvernance coopérative. Ils soulignent l’insuffisance d’une réflexion et d’une action qui se concentreraient sur la seule diversification  des activités et montrent la nécessité de les compléter par l’attention aux processus de gestion et aux bons schémas d’organisation.
A l’autre bout des créativités de la coopération agricole, « Les réponses des Scic aux enjeux agricoles émergeants » sont étudiées par Natalia Suarez, Pierre Triboulet, Charlène Arnaud et Pascale Château Terrisse. Leur contribution a d’abord le grand mérite de faire un premier état des lieux des Scic dans ce domaine. Les auteurs montrent également le déplacement que ce statut permet dans le jeu compliqué entre l’activité agricole -avec ses organisations professionnelles et ses politiques publiques spécifiques - et les enjeux territoriaux à l’échelle locale.
Tariq Laajini et Hicham Jekki publient un passionnant article sur « Les coopératives à Essaouira : quelle contribution territoriale ? ». Présentant les productions et fonctions économiques et  sociales des coopératives, les auteurs soulignent la « boucle de rétroaction positive » que celles-ci constituent dans le territoire. Ils montrent l’importance de la mobilisation des ressources, des parties prenantes et de leur organisation. Ils mettent également en évidence les limites et obstacles au développement coopératif, en notant en particulier les effets limités sur la vie quotidienne des femmes.
Yacine Boukhris-Ferré présente le supermarché social et solidaire Matmissionen de Stockholm, nouvel acteur dans la lutte contre la pauvreté et le chômage en Suède. Cet exemple témoigne de la nouvelle conjonction entre les entreprises lucratives, les associations et les politiques étatiques pour répondre aux problèmes sociaux et  particulièrement aux coûts qu’ils représentent pour la société. La lecture, captivante, permet de comprendre les forces et les contradictions de telles initiatives qui tendent à se développer dans d’autres villes suédoises et de nombreux pays d’Europe.
Dans « De la démocratie de l’atelier à l’atelier démocratique : une esquisse historique de la coopération de production en Grande-Bretagne », François Deblangy lève le voile sur une histoire peu connue au pays où les coopératives de consommateurs ont toujours tenu, de très loin, le premier rôle. Sa contribution permet également de mesurer l’écart entre les traditions britannique et française en matière de  coopération.

La Recma : un champ qui s’élargit
Ces six articles sont signés par des chercheur.e.s reconnu.e.s aussi bien que par des doctorants. Ils analysent l’économie sociale au Maroc, en Suède, en Grande-Bretagne et en France et sont tournés vers l’action tout autant que vers la théorie.
Cette diversité témoigne assez bien de l’identité de la Recma en janvier 2022.
Cette identité est aujourd’hui questionnée par une accélération de l’histoire qui affecte nos sociétés dans toutes leurs dimensions. L’accroissement dramatique  et indignant des inégalités, qui s’est encore accentué depuis le début de la pandémie (1) d’une part, l’aggravation du dérèglement climatique et de la diminution de la diversité écologique (2) d’autre part, bouleversent la place et les enjeux de l’ESS et incitent à ouvrir le champ d‘investigation de la Recma vers de nouveaux horizons. Même si des voix, telle celle de Jacques Moreau, s’élevaient dès les années 1980 pour affirmer que l’ESS devait s’adresser non à ses seuls militants mais à la société tout entière (3) , l’objet de la Recma était hier encore assez précisément délimité : c’était l’ensemble des organisations de l’ESS (4) . Aujourd’hui il semble évident que l’ESS se doit d’intégrer les questions écologiques et sociales dans toutes leurs complexités. La  vaine prétention de l’économie capitaliste d’aider les pauvres et de sauver le monde (5) oblige l’ESS à concevoir et produire une action globale, un discours d’ensemble et, à terme, une théorie économique et sociale de portée générale. L’urgence dans laquelle nous sommes désormais au niveau de l‘action exige paradoxalement de mener des réflexions de fond et transdisciplinaires, qui vont au-delà des leçons des spécialistes de disciplines universitaires toujours plus segmentées et auxquelles manque trop souvent l’inscription dans une analyse globale et cohérente. L’effort théorique et le recul historique nécessaires pour produire cette analyse globale sont à la mesure de l’ampleur des problèmes que nous rencontrons.
Il est de coutume qu’un responsable éditorial donne un avis au moment où il passe  les rênes. Me pliant au jeu, je dirais que l’objet de la Recma de demain est d’animer et de rendre compte des débats entre les conceptions contradictoires, particulières et générales, des différents courants et composantes de l’ESS, dans tous les champs et disciplines scientifiques (6) . L’ESS gagne du terrain à chaque fois que ses conceptions sont au cœur des débats et elle en perd à chaque fois que les débats les ignorent. L’enjeu majeur de la Recma est ainsi de faire en sorte que les termes des débats politiques et sociaux soient ceux de l’ESS.
Dans l’édito du numéro 263 de la Recma de janvier 1997, j’écrivais que, tout en donnant des nouvelles orientations, je m’inscrirais dans la continuité de mes prédécesseurs. Je peux conclure l’édito de ce numéro 363 de janvier 2022 en précisant que la considération de cette continuité fut non un obstacle mais une condition du changement, sans laquelle, comme le signale l’aphorisme de Saint-Simon que se plaisait à se rappeler Henri Desroche, nos enfants croiront avoir de l’imagination, ils n’auront que des réminiscences (7) .

Jean-François Draperi


(1) Oxfam, Les inégalités tuent, janvier 2022 ; T. Piketty, L. Chancel, G. Zucman et E. Saez, World inequality lab 2022, déc. 2021
(2) GIEC, VI e Rapport, 9 août 2021
(3) A. Chomel et N. Alix (coord.), Pour une économie sociale sans rivages. Hommage à Jacques Moreau (1924-2004), L’Harmattan, 2005
(4) A. Chomel, Coopération et économie sociale au « second » XXème siècle, Claude Vienney (1929-2001), L’Harmattan, 2002
(5) J.-F. Draperi, Ruses de riches. Pourquoi les riches veulent maintenant aider les pauvres et sauver le monde, Payot, 2020
(6) C’est-à-dire : historique, géographique, économique, gestionnaire, technique, sociale, psychologique, politique, philosophique, et sans aucun doute, praxéologiques.
(7) Cité par H. Desroche, Solidarités ouvrières (1). Sociétaires et compagnons dans les associations coopératives, 1831-1900, Ed. Ouvrières, 1981

 

 

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