Les marchés de la santé en France et en Europe au XX e siècle

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Bruno Valat (dir.), Presses universitaires du Midi, 2021, 367 pages

Le groupe « Santé et Société » du laboratoire Framespa de l’Université de Toulouse-Jean Jaurès a organisé entre 2014 et 2016 trois journées d’études visant à défricher un sujet qui n’avait jusqu’alors guère inspiré les historiens : les marchés de la santé au XX e siècle. Issus de ces travaux, les douze articles qui composent l’ouvrage dirigé par Bruno Valat, spécialiste de l’histoire de la protection sociale, ouvrent salutairement un chantier propre à appréhender la diversité des enjeux et des acteurs dans la genèse de la marchandisation de la santé. Cette question est aujourd’hui, et plus encore depuis la dernière pandémie, au cœur des débats sur l’orientation des politiques de santé, car même « dans un pays comme la France, où la socialisation des dépenses de santé est parmi les plus élevées de l’OCDE, une part importante de la production de biens et de services médicaux continue de s’inscrire dans un cadre au moins partiellement marchand » (B. Valat, p. 9). Les contributions portent sur des études de cas en France et dans quelques pays européens (Espagne, Allemagne, Grande-Bretagne…) et elles s’organisent autour de trois grandes périodes : l’émergence des marchés de la santé avant la Seconde Guerre mondiale, leur structuration au temps de l’État social (1945-1980), leur essor entre la fin des années 1970 et le début du XXI e siècle.
Dans la première partie de l’ouvrage, quelques exemples illustrent l’ancienneté du « capitalisme sanitaire ». Ainsi, dans la seconde partie du XIX e siècle, les médecins réclament le monopole du commerce très rentable de la lunette, détenu originellement par les commerçants opticiens, en s’efforçant de faire reconnaître l’ophtalmologie comme une nouvelle spécialité médicale à part entière (C. Doria). La contribution de P. Esposito montre le rôle joué par les médecins et pharmaciens, véritables « entrepreneurs sanitaires », dans le développement du tourisme autour du lac Léman et l’essor d’une production pharmaceutique locale à l’échelle industrielle à la Belle Époque. Cependant, à contrepied de l’appétit lucratif que suscite l’avènement d’un intérêt pour la santé et le bien être, des organisations de travailleurs s’invitent dans les processus de structuration de certains marchés, comme celui des soins hospitaliers en Grande-Bretagne avant la mise en place du NHS (National Health Service) (B. Doyle). À la fin du XIX e siècle, alors que les Poor Laws réservaient l’hôpital aux indigents (comme en France), des assurances-mutuelles organisées par les ouvriers et mineurs des régions industrielles ont permis à ces derniers d’accéder aux soins hospitaliers, à l’instar du Fonds hospitalier des travailleurs de Leeds, créé en 1888. Ces assurances-mutuelles, qui finançaient déjà un tiers des revenus hospitaliers dans les régions industrielles avant 1914, ont protégé jusqu’à 10 millions de Britanniques en 1938, en dépit de l’hostilité des médecins libéraux qui, soucieux de préserver leurs revenus, ont cherché à en faire limiter le bénéfice aux travailleurs pauvres.
Après la Seconde Guerre mondiale, la socialisation de la prise en charge des soins dans la plupart des pays européens n’a nullement entraîné la disparition des mécanismes de marché.
Deux articles retiennent particulièrement notre attention car ils illustrent les conflits entre les entreprises privées, qui voient la protection sociale comme un champ à investir et donc une promesse de revenus, et les organisations associatives et coopératives de l’ES qui viennent contrarier ces velléités mercantiles. L’article consacré à la genèse de la Fondation française pour la nutrition (Thomas Depecker, Marc-Olivier Déplaude) met en lumière le rôle perturbateur joué par le milieu coopératif sur le marché alimentaire. En amont de cette fondation créée en 1974 pour soutenir les recherches dans le domaine alimentaire, les auteurs rappellent l’existence d’associations ou de coopératives « portant des revendications consuméristes dès la fin du XIX e siècle », et plus encore après la Seconde Guerre mondiale, avec la fondation en 1950 de l’Union fédérale des consommateurs (UFC), qui lance la revue Que choisir. L’initiative la plus importante de cette époque, et cependant méconnue, est la création en 1955 du Laboratoire coopératif par la FNCC (Fédération Nationale des Coopératives de Consommateurs). Si sa mission originelle est de contrôler les produits de la marque Coop ou pour la centrale d’achat du mouvement coopératif, son activité s’étend rapidement à la surveillance générale de la qualité des aliments, et l’information des consommateurs. Le Laboratoire coopératif s’intéresse particulièrement à la composition des huiles alimentaires. Luttant contre la publicité mensongère, il exerce un lobbying actif auprès des pouvoirs publics qui mène  en 1971 à une règlementation sur l’étiquetage des aliments.
Dans le domaine du transport sanitaire, l’article de C-A. Wanecq montre comment la structuration du marché dans les années 1960-1970 s’est faite sur fond de tension entre les transporteurs routiers, les ambulances de la Croix-Rouge et le secteur public des sapeurs-pompiers, des ambulanciers municipaux et hospitaliers. Les ambulances de la Croix-Rouge (qui relève de la loi 1905 sur les  associations), « transportent à meilleur prix et semblent par endroits détenir un monopole », ce qui amène les ambulanciers privés à reprendre l’antienne de la concurrence déloyale, traditionnellement entonnée par les commerçants et entrepreneurs dès lors qu’une organisation de l’ES opère dans leur secteur d’activité. Sur le terrain de la concurrence entre les différents types de transporteurs sanitaires, les caisses d’assurance-maladie doivent arbitrer entre mission de service public – y compris lorsqu’elle est remplie par un acteur associatif – et liberté d’entreprendre. Les ambulanciers privés font pression auprès des pouvoirs publics pour que l’exercice de la profession soit soumis à un agrément. Toutefois, au début des années 1990, le débat lucratif/non lucratif est disqualifié par les contraintes financières de la protection sociale, et un numerus clausus départemental  est institué pour limiter l’offre de véhicules qui semble excéder les besoins sanitaires.
La lecture de cet ouvrage à travers le prisme de l’économie sociale - exercice obligé pour la RECMA - ne laisse pas suffisamment de place à une présentation développée de tous les articles, en dépit de leur qualité informative. Il est par exemple intéressant de voir que l’action menée par les amicales et les syndicats des visiteurs médicaux jusque dans les années 1980, pour finalement les intégrer au salariat de l’industrie pharmaceutique, s’est accompagnée d’un effort constant pour « euphémiser la relation marchande » avec les médecins (J. Greffion). Il est aussi intéressant de voir s’articuler logiques commerciales et échanges scientifiques dans la stratégie de pénétration du marché pharmaceutique espagnol par une firme française au début du XX e siècle (I. Renaudet).
La fin du XX e siècle a été marquée par le recours au marché ou au quasi-marché au nom des impératifs économiques. Cependant, la colonisation mercantile du champ de la santé n’est pas allée sans tensions, comme le montrent le cas des tests génétiques ou celui des alicaments, « marché contesté » par les puissantes associations de consommateurs. La troisième partie de l’ouvrage, qui traite de cette période, aurait pu être enrichie par un éclairage sur l’application en 2001 aux mutuelles françaises des directives assurances européennes, ouvrant une avenue aux logiques lucratives dans le  champ de la complémentaire-santé qui était jusqu’alors dominé par les principes solidaires de l’ESS. Non seulement cet ouvrage, assorti d’une bibliographie nourrie, est une référence essentielle pour les historiens de la santé et de la protection sociale, invités à « poursuivre l’étude des liens historiques unissant la santé et le marché » (B. Valat), mais il inspire bien des questionnements sur les évolutions récentes et en cours que doivent scruter sociologues et économistes.

Patricia Toucas-Truyen