Un numéro singulier à plus d’un titre

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Ce numéro 362 est singulier à plusieurs titres. Il est dédié à l’économie sociale et solidaire en Afrique. Les articles du dossier coordonné par Patricia Toucas-Truyen et François Doligez sont signés par des universitaires et des praticiens de l’ESS africains. Ils marquent ainsi à la fois la trop rare expression des acteurs de l’ESS africaine et l’ouverture de la Recma à ce continent. Patricia et François présentent ci-dessous ce dossier, aussi n’y reviendrai-je pas dans cet éditorial.
Ensuite, ce numéro est le dernier du (premier) centenaire de la Recma. Au cours de l’année 2021, nous sommes revenus sur ces cent années à travers des écrits et des rencontres, dont certaines se poursuivront en 2022. L’impression que laissent ces réminiscences est que le gisement documentaire et mémorial que représente la Recma mérite mieux qu’une commémoration, aussi importante soit-elle.  Nous ne pouvons qu’encourager les jeunes et les moins jeunes intéressés par la coopération et l’économie sociale, et plus largement par toute perspective innovante de changement social et économique, à s’approprier les archives de la Recma. À tout le moins, celles-ci peuvent donner matière à une ou plusieurs thèses de doctorat.
Ce numéro est singulier également parce qu’il sort quelques jours après le décès, à 97 ans, d’André Chomel, survenu le 16 octobre 2021.

En hommage à André Chomel
Il est peu de personnes à qui la Recma doive autant qu’à André Chomel.
Directeur de la Recma de 1984 à 1994, André Chomel a sauvé la revue au lendemain de la crise des coopératives de consommateurs en 1984-1985. Ancien compagnon d’Henri Desroche à Économie et Humanisme, ancien directeur adjoint du Crédit coopératif,  il a consacré les dix premières années de sa retraite à diriger la revue, c’est-à-dire à constituer une équipe, à relancer la publication, à assurer la confection de quatre numéros chaque année, à trouver les partenaires financiers. Il associa entre autres autour de lui Claude Vienney, Henri Desroche, Françoise Baulier (ACI), Jacques Moreau (Crédit coopératif) et François Soulage. Le soutien du Crédit coopératif, rejoint plus tard par le Crédit mutuel, fut et reste décisif. André Chomel réussit un « double pont » que sans doute lui seul pouvait réaliser : celui entre les leaders des mouvements de l’économie sociale naissante, qui assura la viabilité économique de la revue, et celui entre les deux grandes œuvres théoriques sur les coopératives et l’économie sociale de la seconde moitié du XX e siècle – celles d’Henri Desroche et de Claude Vienney. Son égale  attention à ces deux œuvres donna le cadre de la ligne éditoriale qu’il suivit durant dix ans et qu’il me proposa de poursuivre à partir de 1997. Cette ligne, il la porta par ses actes comme par ses écrits. Ainsi fut-il l’un des artisans majeurs de la création de la Caisse d’épargne et de crédit de Kafo Jiginew, dans le Sud-Mali, en partenariat avec le Crédit coopératif (1). Nous proposons de rendre un hommage plus circonstancié à André Chomel dans le numéro de janvier 2022. Aujourd’hui, nous assurons sa famille de notre amitié et de notre présence auprès d’elle.

Il est également singulier qu’au moment même où André nous quitte je souhaite la bienvenue à Maryline Filippi et à David Hiez, nommés rédacteur·trices en chef à ma suite par le conseil d’administration de la Recma. Je me réjouis d’une succession qui associe une femme et un homme, deux membres du comité de rédaction depuis dix ans, deux éminents chercheurs internationalement reconnus dans leur discipline, travaillant en partenariat avec les mouvements coopératifs et dont l’association  définit une base pluridisciplinaire, économique et juridique. Ce numéro aurait dû être le dernier assuré sous ma direction. Mais le numéro de janvier étant d’ores et déjà programmé et composé, je signerai encore le premier édito de l’année prochaine.

25 ans de rédaction
Je souhaite cependant dès maintenant boucler ce qui constitue pour moi une autre singularité de ce numéro : la clôture de 25 ans de responsabilité éditoriale, soit une centaine de volumes. Mon premier mot est naturellement un immense merci à toutes celles et ceux qui font la Recma. Aux membres du comité de rédaction, ceux qui le constituaient en 1997 comme ceux qui en sont membres  aujourd’hui. La Recma vit en premier lieu grâce à l’activité de ses rédacteurs associés, dont l’engagement et la fidélité à la revue ne se sont jamais démentis. Aux administrateurs : la Recma ne peut vivre sans ses administrateurs et sans un bureau ni un président, Jean-Claude Detilleux, qui non seulement assurent la viabilité économique naturellement indispensable mais garantissent la possibilité d’une revue scientifique. L’accord indispensable au bon fonctionnement de la Recma est celui qui garantit l’indépendance éditoriale du rédacteur en chef. En vingt-cinq ans, les présidents et les bureaux de la Recma ont toujours assuré et fait respecter l’indépendance de la ligne éditoriale de la revue. Comment celle-ci a-t-elle évolué au cours de ce quart de siècle ? La première mission que nous fixa André Chomel était de sortir 4 numéros par an, d’un volume de 96 pages, avec des articles sur les coopératives, les mutuelles et les associations. Il n’est pas superflu de rappeler cet objectif qui constituait encore un enjeu important en 1997.

Les années qui suivirent furent celles de l’élargissement à de nouveaux auteurs : jusqu’aux premières années de la décennie 2000, les auteurs étaient presque exclusivement les rédacteurs associés. Cet élargissement correspond à la poursuite de l’ouverture à de nouvelles disciplines. À son origine, la Recma  était une revue essentiellement économique. Si elle intégra les sciences de gestion avec Serge Koulytchizky, la socio-économie avec Claude Vienney, la sociologie avec Henri Desroche et l’histoire avec Bernard Gibaud, la multidisciplinarité ne fut vraiment acquise que par un renouvellement et un élargissement des auteur·es. Cet élargissement progressif opère aujourd’hui plus que jamais. Les prix de thèses et de mémoires de l’Addes, puis ceux de la Recma-Crédit mutuel, permirent d’intégrer des jeunes auteurs avant même que l’ESS obtienne une reconnaissance universitaire à travers la création de masters dédiés. Rappelons qu’à l’exception de quelques  centres que l’on compte sur les doigts de la main (Le Mans avec Albert Pasquier, les collèges coopératifs autour d’Henri Desroche et de Maurice Parodi, l’université Paris-I avec Claude Vienney, puis Sciences Po Grenoble avec Danièle Demoustier et le Centre d’économie sociale (CESTES) au Cnam), ni l’économie sociale et solidaire ni la coopération ne faisaient l’objet d’un enseignement universitaire. La Recma  aaccompagné cette ouverture et y a gagné en reconnaissance.

L’ouverture au sud et les partenariats

L’ouverture aux pays du Sud avait pour contexte la dissolution de la revue d’Henri Desroche, les Archives de sciences sociales de la coopération et du développement (Asscod). Il fallait en quelque sorte élargir la ligne éditoriale afin de prendre en considération le fait que les années 1960-1980 ont été celles de la mondialisation du mouvement coopératif. Entre 1960 et 1990, la Recma avait pour objet central les grandes organisations coopératives européennes, alors que les Asscod traitaient des coopératives dans les pays du Sud. Cette ouverture s’est faite lentement. Le recrutement de Patricia Toucas-Truyen a été décisif sur ce plan. Sous cet angle, ce numéro marque un aboutissement : au cours des dernières années, la Recma a consacré un numéro spécial à l’Amérique latine, deux à l’Asie, un à l’Afrique du Nord et aujourd’hui un à l’Afrique subsaharienne. Cette ouverture au Sud se traduit cette année par le renouvellement du réseau des correspondants internationaux de la Recma, auxquels nous formons à nouveau nos vœux de bienvenue. De leur implication dépendra grandement le rayonnement international de notre revue demain.
Au fil des années, la dynamique de la Recma a dépendu à la fois de la qualité des numéros et de l’attention constante aux opportunités d’essor offertes par des partenariats. En effet, il n’y a pas de rapport direct entre la force de la Recma, en termes de force de travail et de moyens matériels, et sa reconnaissance. La Recma est produite par une petite équipe dont le travail fonde la reconnaissance sans que grandisse l’institution qui l’héberge. La multiplication du nombre des auteurs et des relecteurs et l’essor des partenariats sont ainsi décisifs. Parmi d’autres, citons les liens noués et les conventions établies avec le comité de recherche de l’ACI, le CIRIEC, l’Addes, le RIUESS, Érudit, Cairn, Cairn international, sans oublier un grand nombre de partenariats ponctuels, autant de paris et d’essais, aux durées variables. Ces mobilisations diverses, la Recma les doit avant tout à son équipe rédactionnelle, aujourd’hui Lisa et Patricia. Merci tout particulièrement à Éric Bidet, Sylvie Mosser-Cléaud, Jordane Legleye, Marie Grangier, Lisa Telfizian et Patricia Toucas-Truyen. Enfin, en acquérant une certaine reconnaissance, la Recma s’est « universitarisée ». C’est un fait. La pluridisciplinarité, la place de l’actualité, l’attention au concret et aux savoirs expérientiels, le caractère international et multipolaire, une relation dialectique avec les praticiens, la définissent comme une revue non académique à vocation universelle et cosmopolite, fondée sur l’association de chercheurs engagés et de praticiens innovants.
Une question essentielle pour les années à venir sera sans doute celle de l’intérêt que les mouvements trouveront dans une revue universitaire sur l’ESS.
Si je pense que l’ESS a besoin d’une revue critique, je pense également que les chercheurs doivent répondre aux questions que se posent les praticiens de l’ESS. Suffit-il de dire que la Recma est la revue pluridisciplinaire de l’ESS ou doit-on ajouter qu’elle est également une revue engagée dans l’ESS ? Autrement dit, en se centrant sur l’ESS, est-elle intéressée à son essor et à ce qui le détermine ? Si c’est le cas, elle doit pouvoir compter, comme disait en substance André Chomel avant moi et après d’autres, sur l’action un peu déraisonnée de quelques amis. C’est tout l’avenir que je lui souhaite.

Jean-François Draperi


(1) André Chomel, « Coopération d’épargne et de crédit et microcrédit : Kafo-Jiginew au Mali-sud », Recma n° 271, 1999.

 

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