L’ESS au regard des communs

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Dans ce numéro 342, nous poursuivons le dossier sur l’économie sociale en Asie ouvert dans le numéro précédent. Portant sur l’ESS au Japon, en Corée et en Chine (numéro 341), au Vietnam, au Cambodge et aux Philippines (ce numéro), les articles réunis par Jacques Defourny et Eric Bidet offrent un panorama inédit, passionnant et inspirant. La diversité qu’il révèle confirme à qui pouvait encore en douter le renouveau de l’ESS que nous avions déjà constaté en réalisant le numéro spécial Amérique latine (numéro 337, été 2015). Ce renouveau rend impératif un décentrement par rapport à l’Europe et à l’hémisphère Nord.

Alors que l’économie sociale européenne s’est spécifiée surtout à partir de l’organisation de l’entreprise – fondée sur l’engagement volontaire et la vie démocratique –, les articles réunis dans ce numéro soulignent,  entre autres, que l’économie sociale au Vietnam, au Cambodge et aux Philippines se définit à partir du financement, des conditions matérielles et économiques de sa réalisation, de l’articulation au politique ou aux ONG, sans pour autant délaisser la question de la participation. Cette distinction, qui mériterait à coup sûr d’être nuancée et relativisée, traduit peut-être une évolution historique repérable à l’échelle mondiale tout autant qu’une spécificité continentale ou d’un type de pays. Les nouvelles entreprises sociales européennes ne se centrent-elles pas sur leur financement, leur rapport aux entreprises et aux fondations, et sur leur finalité plus que sur leur forme juridique et leur gouvernance ?

Sans doute ce mouvement historique est-il accru par « le retour des communs » (Coriat B. (dir.), 2015, Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Les Liens qui libèrent.) . Comme on sait, l’attention que les communs, dans l’héritage d’Elinor Ostrom (Ostrom E., 1990, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action,Cambridge University Press.) , portent aux ressources naturelles  traditionnellement gérées par des communautés d’habitants trouvent dans les formes associatives et coopératives une traduction moderne (parmi d’autres) de leur organisation. Par ailleurs, les effets de la révolution technologique contemporaine engagent des chercheurs à inclure dans les biens communs l’information et la communication. Devenue un enjeu majeur pour toute entreprise, l’information suscite de nouvelles formes d’organisation qui vont de l’entreprise prédatrice de type Uber (Lasne L., 2015, Uber. La prédation en bande organisée, Le Tiers-livre.) à l’entreprise totalement – ou presque – ouverte du type Wikipédia, plate-forme libre d’accès et de droits.

Les travaux se penchant sur les liens entre les communs et l’ESS ne font que commencer : le colloque de juin dernier du Réseau interuniversitaire d’économie sociale et solidaire (RIUESS) portait sur « ESS et communs ». La Coopérative des communs, animée par Nicole Alix, Jean-Louis Bancel, Benjamin Coriat et Frédéric Sultan a organisé un important colloque en septembre dernier à Cerisy sur « Coopératives et communs ». Le réseau du Centre d’économie sociale du Cnam (Cestes) se penchera à son tour sur cette question en décembre prochain... Bref, il ne se passe pas une semaine sans qu’un événement relie ESS et communs. Si les résultats sont encore largement à venir, il ne fait aucun doute que les travaux entrepris vont d’ores et déjà largement au-delà de la mise en évidence d’affinités. Et les sujets de discordances ne manquent pas. Ils manquent d’autant moins que l’élargissement progressif de l’économie sociale et solidaire, qui présente certes l’avantage de rendre celle-ci plus visible (ne serait-ce que par le rehaussement des chiffres qui la mesurent), la place aussi face à un risque croissant d’éclatement. Sans même penser à la diversité des entreprises sociale dont témoigne le dossier Asie de ce numéro, comment la multiplicité des coopératives peut-elle être appréhendée du point de vue des communs ? Aujourd’hui, plus que jamais sans doute, la coopérative désigne aussi bien le groupe bancaire ou agroalimentaire d’importance internationale que l’association démocratique de travailleurs, paysans ou artisans intégrant à la fois le travail en commun, la mutualité, l’éducation de ses membres ou de leurs proches et le partage des excédents avec une communauté d’habitants. L’évolution des statuts, à l’image de celle soulignée par Pierre Marie au Portugal dans sa contribution sur les entreprises autogérées, rend encore plus complexe la définition du périmètre coopératif analysée par Chrystel Giraud et Olivier Frey. Quel sens ont cette multiplicité et cette complexité du point de vue des communs ? On ne peut s’empêcher de penser au septième principe de l’Alliance coopérative internationale qui souligne qu’au-delà du service que la coopérative rend à ses membres, celle-ci « s’engage envers la communauté », c’est-à-dire – pour le dire vite – qu’elle ne tourne pas le dos à l’intérêt général, au moins à l’échelon local. Or, si certaines coopératives sont totalement en phase avec ce principe – et souhaitent d’ailleurs une reformulation qui inclut la question environnementale, d’autres coopératives, plus centrées sur la réussite entrepreneuriale –, ne s’en préoccupent guère. On voit bien dans un tel contexte que le débat sur les communs, qui est fondamental et international, peut bousculer et peut-être diviser le mouvement coopératif.

Ce débat a l’immense mérite de placer l’économie sociale et solidaire à la fois face aux associations communautaires qui ont largement forgé son passé et face aux plateformes informatiques qui déterminent en partie son futur. Ce questionnement des communs peut aider l’ESS à mieux voir en elle-même.

A elle de se saisir de cette chance.

Jean-François Draperi

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