"Le conflit, impensé du monde associatif"

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(un article de Yves Lochard, Arnaud Trenta & Nadège Vezinat paru sur Vie des Idées le 22-11-2011) Socialisme et néo-libéralisme s’accordent sur la nécessité d’une vie associative développée, tenant pour évident que les associations sont des écoles de démocratie, des lieux de civisme et de don. Les conflits qui l’agitent invitent pourtant à réfléchir sur la complexité d’un monde associatif qui emploie autant, aujourd’hui, que la fonction publique territoriale.

Considéré comme le lieu par excellence de l’engagement volontaire, de la gratuité et de la construction de liens sociaux, le monde associatif est-il pour autant préservé de la dimension conflictuelle qui traverse toutes les autres institutions sociales ? Autrement dit, les rapports sociaux à l’intérieur des associations et entre elles sont-ils nécessairement pacifiés ? La division, l’opposition et la domination ne s’y expriment-elles pas ? Contrairement à la vision enchantée qui prévaut largement et qui conforte l’image positive des associations (tous les sondages d’opinion en témoignent), le monde associatif se révèle un lieu de conflits polymorphes, le plus souvent latents ou occultés.

Dans les sciences sociales comme dans les représentations communes, la dimension conflictuelle des associations est davantage référée à leur fonction tribunitienne, autrement dit leur capacité de protestation et de revendication, qui est mise en exergue au travers des rapports de force avec les pouvoirs publics ou les entreprises, notamment dans les domaines de l’humanitaire, du logement, de l’écologie ou de la consommation. Cet investissement de l’espace public pour la défense d’une cause s’est notamment illustré lors des mobilisations des Enfants de Don Quichotte, de Droit au logement, de Greenpeace ou du Collectif des faucheurs volontaires. Mais au-delà de ces conflits « externes », il en est d’internes qui, s’ils ne sont pas aussi publicisés, n’en sont pas moins importants et aigus.

Dans les années récentes, certains conflits du travail ont jeté une lumière nouvelle sur le monde associatif. Par exemple, les salariés d’Emmaüs ou ceux du Samu social de Paris« En grève, les salariés du Samu social dénoncent leur propre « misère » », Le Monde, 8 avril 2010. ont fait grève en 2010 contre leur employeur associatif pour réclamer des augmentations de salaires et moins de précarité. Simultanément, les procès intentés par des salariés d’association, de même que les affaires portées devant les prud’hommes, semblent s’être multipliés. Enfin, l’année 2010 a vu la création du syndicat Asso (affilié à l’Union syndicale Solidaires) dont la volonté est de défendre spécifiquement les intérêts des travailleurs associatifs. Si de tels faits ne sont pas inédits – la Cimade a connu en 1977 un mouvement social important parmi les formateurs du secteur « migrants » Matthieu Hély, « Organiser le travail au sein de La Cimade : retour sur le conflit social de 1977 », colloque La Cimade et les réfugiés, 8 oct. 2010, Université Paris Ouest Nanterre La Défense. –, le contexte actuel semble favoriser leur visibilité.

L’image sociale de l’association est-elle en train de changer ? Est-elle en passe de perdre une aura qui la préservait de telles mises en cause ? Assiste-t-on simultanément à un tournant dans l’interprétation du fait associatif ? Le mot est fort, mais il est certain qu’un regard critique gagne du terrain parmi les acteurs sociaux et les scientifiques. Pour comprendre ce changement de perspective, il convient de revenir brièvement sur les années 1970 et 1980 qui ont vu l’essor du secteur associatif en France. Parallèlement à la crise de l’État bureaucratique, diverses enquêtes de l’Insee, du Credoc et de l’OFCE observent une augmentation forte et continue des créations associatives et des adhésions aux associations. Cette évolution dans les pratiques s’accompagne d’une véritable effervescence intellectuelle dans les milieux politiques qui constitue ce que l’on peut nommer avec Pierre Rosanvallon le « moment associatif » (2004, p. 422). Dès 1975, sous la présidence de Giscard d’Estaing, plusieurs rapports officiels pointent la nécessité de réformer les relations entre l’État et les associations afin d’aider au développement de celles-ci dans l’optique d’une meilleure gestion de la vie locale et d’un renouvellement de la vie démocratique. Ces considérations rejoignent en partie celles que portent avec conviction les militants de la « deuxième gauche » autour de l’idée plus large d’autogestion. À son arrivée au pouvoir, le Parti socialiste mettra également en œuvre des mesures visant à développer la vie associative, telle la création du Conseil national de la vie associative (CNVA). Cette conjonction d’intérêts entre libéraux et socialistes, particulièrement les autogestionnaires, va permettre de modifier le regard et l’attitude de l’État envers les associations en leur reconnaissant un rôle politique et social légitime.

Le succès fulgurant de notions aussi ambiguës que la « société civile » ou le « tiers secteur » – ainsi que l’usage peu rigoureux qui en est fait – correspond à cette configuration politique. Au travers de notions partagées, chaque camp reste libre de donner son interprétation des phénomènes qu’elles recouvrent. Cette forme de consensus politique autour de la nécessité d’une vie associative développée (sans que les finalités de ce développement soient explicites et congruentes) va se renforcer avec la crise de l’État providence. Au cours des années 1980, 1990 et 2000, les associations ne vont cesser de représenter pour la puissance publique une opportunité dans le traitement de la question sociale, conduisant notamment à une professionnalisation croissante des acteurs associatifs et à une gestion de l’urgence (Barthélémy, 2000). Dans le même temps, elles vont occuper une place centrale dans la mouvance altermondialiste ainsi que dans la théorisation et la matérialisation de l’économie solidaire (Laville, Eme).

En s’inspirant des travaux de Marcel Gauchet sur la notion d’idéologie, entendue comme « le cadre intellectuel et l’univers mental des sociétés d’après la religion » (2003, p.246) [1], on peut considérer que l’effondrement brutal de l’idéologie socialiste au cours des années 1970, alors dominante dans sa version social-étatiste, a reconfiguré le champ idéologique. Un socialisme associationniste et un nouveau libéralisme ont alors occupé une place majeure dans les représentations collectives. S’il ne fait aucun doute que le néolibéralisme s’est imposé dans les sociétés occidentales, ces deux conceptions de l’existence collective ont valorisé le fait associatif et favorisé ce large consensus sur les vertus du monde associatif. L’idéologie néolibérale, profondément ébranlée par les tourmentes successives du système économique et financier mondial, est à son tour entrée en crise et nous pouvons faire l’hypothèse que nous sommes à l’aube d’une nouvelle recomposition, sans doute longue, du champ idéologique. Cette situation nouvelle fragilise les conceptions dominantes des trois dernières décennies et lève le voile sur des questions et des sentiments auparavant occultés, telle l’existence de la division, de l’opposition et du conflit dans le monde associatif. Si nombre d’acteurs n’ont évidemment pas attendu ce moment pour exprimer une parole dissonante face au concert de louanges touchant le monde associatif, ces voix trouvent aujourd’hui un écho plus large dans la société.

Ce regard désenchanté, nous l’avons dit en ouverture, semble trouver dans les conditions de travail et d’emploi au sein des associations une entrée privilégiée pour analyser les transformations de l’action publique sous les principes néolibéraux ou l’exploitation d’une main-d’œuvre qualifiée bon marché. Mais le supposé bienfait systématique que les associations apporteraient à la vie démocratique, les fameuses « écoles de démocratie », est également remis en question au travers de l’analyse de la (non-) politisation des acteurs associatifs (Hamidi, 2010), voire de « l’évitement du politique » par les associations (Eliasoph, 2010) [2]. Le concept de don lui-même est revisité, alors qu’il suscite un intérêt intellectuel majeur depuis des décennies [3] et qu’il fournit au mouvement social un cadre de référence. Ainsi, Frédéric Lordon, en mobilisant les concepts philosophiques de Spinoza, fustige l’opposition entre don et intérêt, et critique « la fiction de l’homo donator » qui, après avoir comme la fiction de l’homo oeconomicus « réduit l’intérêt au calcul conscient et méthodique, se présente comme une dénégation pure et simple de ce qui est au principe du don : l’intérêt lui-même, qui justement ne s’avoue pas comme tel » [4].

Ce dossier se veut une invitation à la réflexion et au débat sur la complexité du fonctionnement associatif, par-delà l’image lisse du secteur. Le conflit est une entrée permettant de mettre à jour la multiplicité des acteurs et des représentations qui fondent le monde associatif. Ajoutons que le conflit peut avoir une dimension fondamentalement positive, tant dans la constitution d’identités que dans la reconnaissance de l’autre, ou encore dans la dynamique du changement. Cette fonction positive du conflit que l’on trouve chez Georg Simmel (2003) n’est pas sans rappeler les vertus de la prise de parole mises en avant par Albert Hirschman (1995). Autrement dit, le conflit n’est pas nécessairement dysfonctionnel, il peut permettre le dépassement de situations de crise et déboucher sur une nouvelle cohésion. Comme le conclut Axelle Brodiez dans son article, il est « en partie salvateur, signe de vie mais aussi, très simplement, de démocratie interne ». L’expression et la reconnaissance du conflit dans les associations pourraient effectivement représenter, par le respect du pluralisme des opinions, un approfondissement de leur fonctionnement démocratique que l’unanimisme et le silence de tant d’assemblées générales mettent à mal.

 

Trois articles explorent diverses formes de conflictualité dans des champs différents.

Vérène Chevalier analyse les conflits qui, de 1987 à 2006, ont traversé la Fédération française d’équitation, troisième en termes d’adhérents derrière le football et le tennis. Les tensions entre une volonté d’autonomisation et les formes de dépendance à l’égard de l’État révèlent un monde sportif qui n’est pas épargné par de véritables formes de violence.

Arnaud Trenta explore les formes de recomposition des relations entre intellectuels, politiques et secteurs populaires dans une ancienne commune ouvrière. L’analyse d’un conflit dans une Université populaire met en lumière les tensions engendrées par la diversité des raisons de l’engagement et la difficulté que rencontrent aujourd’hui les acteurs historiques du « peuple de gauche » à construire un nouveau monde commun.

En esquissant le parcours historique de l’une des principales associations impliquées dans la lutte contre la pauvreté, Axelle Brodiez-Dolino identifie « trois âges du conflit associatif » depuis l’après-guerre. Chacune des étapes qu’elle distingue – structuration, maturation, institutionnalisation – y apparaît comme un mode particulier d’appréhender et de traiter des conflits qui se chargent de valeurs différentes au fil du temps et sont le témoignage d’une respiration démocratique.

L’ouvrage de Maud Simonet sur Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ? dont Pascal Ughetto rend compte, propose une vaste étude sur bénévolat et volontariat des deux côtés de l’Atlantique. Loin de relever du seul désir d’engagement dans la Cité, l’un et l’autre peuvent être porteurs de diverses formes de subordination, d’enjeux statutaires, et consister en une activité parfois peu enrichissante. En l’appréhendant comme un travail, c’est cette face cachée du bénévolat que l’auteur étudie minutieusement dans une étude comparative entre la France et les États-Unis. Qu’elles s’énoncent comme un désir d’« être utile à la société » dans le cas de la France ou de « rendre à la communauté » (« Give back to the community ») de l’autre côté de l’Atlantique, ces éthiques civiques du travail débouchent bien souvent sur des formes « d’infra-emploi » inspirées par des politiques de l’État.

Enfin, dans l’entretien qu’il nous accorde, Matthieu Hély revient sur la professionnalisation dans le monde associatif et ses enjeux. Rappelant que « le monde associatif représente aujourd’hui, en termes d’effectifs salariés, l’équivalent des agents de la fonction publique territoriale », il invite à « rompre avec le mythe d’un espace social qui serait « hors du monde », c’est-à-dire une sphère éthérée où s’exprimeraient librement et spontanément des aspirations démocratiques désintéressées à la discussion rationnelle et intersubjective. C’est aussi accepter l’idée que cet espace est interpénétré par les politiques publiques et les intérêts au désintéressement des entreprises du secteur marchand. »

 


 

 

Notes

[1] Selon Marcel Gauchet, le discours idéologique est un trait caractéristique de la modernité et du renversement historique des sociétés. En s’orientant vers l’avenir et en se transformant elles-mêmes, les sociétés modernes produisent un discours ayant valeur de guide dans la conduite du changement. Le discours idéologique répond à trois principales interrogations du devenir collectif : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Comment y allons-nous ? Le champ idéologique se structure au cours du XIXe siècle et voit trois grandes familles s’affronter : le conservatisme, le libéralisme et le socialisme. Le champ idéologique est alors à comprendre dans une perspective dynamique où la domination n’est jamais que relative. Voir les trois volumes de L’avènement de la démocratie parus chez Gallimard.

[2] Cf. Carole Gayet-Viaud, « Est-il devenu indécent de parler politique ? », La Vie des Idées [08-12-2010].

[3] Cf. La Revue du MAUSS.

[4] Cf. Pascal Sévérac, « Essai contre le don », La Vie des Idées [26-03-2008].