Entre nos mains. L'idée coopérative s'incarne au cinéma

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Documentaire de Mariana Otero, 2010

Soutenue par l’Acid (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), la documentariste Mariana Otero s’intéresse depuis plusieurs années aux gens qui essaient, selon ses propres termes de « changer l’institué ». Le décor de son dernier documentaire est une petite entreprise orléanaise d’une cinquantaine d’employés, qui se trouve au bord de la faillite. Depuis des décennies, on y confectionne des modèles de lingerie féminine qui seront ensuite fabriqués en Chine pour le prêt-à-porter. Les ouvrières ont passé toute leur vie active à Starissima, où elles découpent des patrons (sans jeu de mots), cousent, repassent, et peuvent consacrer à leur ouvrage le temps qu’il faut pour un travail bien fait. En somme Starissima c’est l’anti-fordisme…

Vertige de la coopération

Mais cette entreprise attachante est en plein redressement judiciaire. En l’absence du patron qui a préféré s’éclipser, une consultante extérieure vient expliquer aux cadres que Starissima pourrait redémarrer sous la forme d’une Scop, à charge pour eux de transmettre la bonne parole coopérative au personnel, essentiellement féminin. Les ouvrières qui n’ont jamais exercé leur profession que dans un rapport traditionnel de subordination apprennent ainsi qu’elles ont la possibilité de reprendre leur entreprise.

Dès lors, la caméra s’intéresse moins au processus de transformation d’une entreprise classique en Scop – qui d’ailleurs n’aboutira pas – qu’au questionnement qu’il suscite. Ourdi dans l’intimité, autour de la table familiale ou à la cantine, plutôt que dans la réflexion collective, ce questionnement tourne rapidement au dilemme. En effet, l’adhésion à une formule méconnue jusqu’à ce jour ne va pas de soi, d’autant que la recapitalisation de l’entreprise par ses salariés nécessite que ceux-ci fassent le sacrifice d’un mois de salaire : ce n’est pas rien lorsque l’on gagne le Smic et que l’on n’a aucune certitude sur le succès du projet ! La majorité des ouvrières craignent, dans un premier temps, que ne soit gaspillé l’argent si laborieusement gagné. L’une d’elles, d’abord réfractaire, décide finalement de céder sa participation aux bénéfices sur l’année précédente, après que son mari ait énoncé cet argument révélateur d’une auto-dévalorisation trop fréquente dans les métiers peu qualifiés : « Après tout, la participation aux bénéfices, tu ne l’as pas gagnée : tu n’as qu’à la leur remettre ».

Le spectateur bercé d’utopie sociale, qui est venu voir ce documentaire en toute connaissance de cause coopérative, se surprend avec mauvaise conscience à juger sévèrement les calculs boutiquiers, bien éloignés de l’épopée lyrique attendue d’une classe ouvrière pressée de prendre ses affaires en main. L’historien, quant à lui, se souvient de l’incompréhension à laquelle se heurta Jean-Baptiste Godin, le concepteur du Familistère, lorsqu’il expliqua à ses ouvriers qu’il souhaitait leur céder l’usine de Guise. C’était dans les années 1860…

En constatant que les cadres de Starissima sont manifestement plus à l’aise pour adhérer au projet Scop que les ouvrières, ne serait-ce que parce que leur sacrifice financier est proportionnellement moins élevé, on se dit qu’on touche là l’une des limites de l’économie sociale, souvent plus adaptée aux classes moyennes qu’aux travailleurs les plus modestes. L’une des ouvrières avoue d’ailleurs : « Je pensais que seuls les cadres pouvaient participer. » La simple idée de pouvoir prendre en main leur propre entreprise, d’avoir en quelque sorte « voix au chapitre » semble vertigineuse pour nombre de ces travailleuses, habituées à n’être que des exécutantes. Certaines souhaiteraient avoir la possibilité de s’agréger à la Scop une fois que la structure serait lancée et aurait montré la preuve de son efficacité. D’autres expriment leur crainte d’une fausse démocratie, où leur parole serait sollicitée, mais non prise en compte. Parmi celles qui se montrent les plus ouvertes à l’aventure coopérative, figurent les ouvrières d’origine étrangère, notamment les Asiatiques. Sans doute parce que n’ayant pas connu, comme leurs collègues françaises, une trajectoire professionnelle linéaire, elles sont prêtes à s’adapter à une nouvelle organisation du travail qui bousculerait les anciennes hiérarchies. Comme le déclare l’une d’elles : « C’est bien car tout le monde participe ».

Tous ensemble !

Cependant, les efforts pédagogiques de la déléguée régionale des Scop, venue en renfort, finissent par produire leur effet, et c’est très majoritairement que le personnel se rallie au projet. Choix pragmatique plus que politique dans un premier temps, la voie coopérative apparaissant comme l’ultime moyen de sauver les postes de travail (« Ca t’évite d’être au chômage » dit prosaïquement une ouvrière). C’est la réapparition du patron qui va générer une véritable prise de conscience de la force du collectif et une adhésion plus forte aux valeurs mêmes de la coopération. Au cours d’une réunion houleuse, celui-ci lance une étrange proposition, dont on comprend qu’elle vise à lui permettre de reprendre les rennes de l’entreprise, tout en faisant mine de s’adosser à la coopérative. Pas dupe, le personnel refuse : « On préfère la Scop, parce que la Scop, c’est nous ». L’émancipation de la parole produite par le débat coopératif est désormais perceptible au fil des remarques glanées dans les ateliers : « C’est la première fois qu’on nous demande notre façon de penser ».

Pourtant, alors que la partie semblait gagnée, trois importants clients de Starissima annulent brutalement leurs commandes. Il semble que le patron éconduit ne soit pas étranger à cet ultime retournement de situation. Dès lors, c’en est fini du projet coopératif, déclaré non viable par les banques. Les banques coopératives ont-elles été sollicitées ? Le documentaire ne le dit pas. La frustration du spectateur est grande, tant il aurait souhaité voir se concrétiser l’utopie sociale. Toujours est-il que l’échec de l’expérience renvoie chacun et chacune à la solitude du travailleur privé d’emploi, mais avec le sentiment, sans aucun doute réutilisable dans une autre vie professionnelle, de s’être enrichi d’une réflexion collective sur le sens du travail, du partage des responsabilités et des compétences.

Reste que le projet Scop a été l’occasion d’un apprentissage de la démocratie dans l’entreprise et d’une aspiration à se prendre en main, sur le lieu même où le travail a été exécuté pendant des décennies dans le respect des consignes données par une hiérarchie que l’on croyait inamovible. Faisant le pari de « raconter le politique à partir de l’intime », Mariana Otero livre là un beau témoignage sur des salariés ordinaires malmenés par le libéralisme, qui entrevoient la possibilité d’une émancipation par la voie coopérative. Gageons qu’à l’instar du travail documentaire de Raymond Depardon sur le monde agricole, celui-ci constituera une source précieuse pour les socio-historiens de demain qui s’intéresseront à l’étude des mentalités ouvrières du début du 21e siècle.

Patricia Toucas-Truyen