Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles

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Elinor Ostrom, 1990, trad. française 2010, Editions De Boeck.

La pensée économique dominante conclut, au mieux, à l’inefficacité économique de « l’action collective […] des individus utilisant des ressources communes », au pire, à l’épuisement de ces biens communs, à moyen ou long terme. Il en ressort une alternative politique : la privatisation de ces biens (acteurs individuels ou firmes) ou leur contrôle par l’Etat (contrôle direct, nationalisation, ou indirect, régulation extérieure de l’action). Dans son ouvrage, Gouvernance des biens communs (dont sont tirées les citations de cette note), Elinor Ostrom (« Nobel » d’économie 2009) critique tant les modèles « métaphoriques » à la source de cette vision pessimiste, qui culmine dans la « tragédie des biens communs » (Garret Hardin), que les solutions qui s’inscrivent dans l’alternative Marché-Etat. S’appuyant sur ses propres travaux et enquêtes sur le terrain, comme sur les données d’autres auteurs, Ostrom met en avant les solutions « de l’auto-organisation et de l’auto-gouvernance dans les situations de ressources communes ». Solutions pragmatiques, efficaces et durables dans suffisamment de cas pour que l’auto-organisation apparaisse non pas comme une utopie politique mais comme une pratique d’action collective qui répond à une large palette de problèmes économiques.

Rivalité et « excluabilité »

Les ressources communes ou biens communs présentent des caractères de rivalité pure (le poisson péché par l’un n’est plus disponible pour l’autre) et d’« excluabilité » relative : les biens sont communs à un nombre limité d’utilisateurs-appropriateurs, mais les raisons de cette limitation ne relèvent pas nécessairement du domaine juridique, elles sont liées, par exemple, à la situation géographique des biens (un réseau d’aquifères, une pêcherie littorale). Les ressources communes ne doivent pas être confondues avec des biens publics où il n’y a pas rivalité (tout passant bénéficie de l’éclairage d’une rue, sans en priver autrui) et où l’excluabilité provient d’une décision juridique (instauration d’un péage sur une route, par ex.).

Dans les trois « métaphores » dominantes sur les biens communs, sensées expliquer l’inefficacité économique qui découle d’une appropriation commune de biens, les deux premières mises en exergue par Ostrom (« tragédie des biens communs » et « dilemme du prisonnier ») excluent d’emblée l’action collective. Dans le cas de la « tragédie des bien communs », chaque individu suit son intérêt propre, ce faisant il n’actualise pas correctement le coût de son action, il n’en voit que le bénéfice à court ou moyen terme, la ressource diminue inexorablement, pour lui comme pour les autres. Le « dilemme du prisonnier » (exemple typique de la théorie des jeux, employée comme alternative aux théories mathématiques de l’économie) enferme les acteurs dans une situation d’interdépendance mais sans coopération possible ; en suivant leurs intérêts propres, les acteurs aboutissent à une allocation des ressources sous-optimale au sens de Pareto (la situation pourrait être meilleure pour au moins un des acteurs sans dégrader la situation des autres, d’où inefficacité économique).

Sortir de l’opposition Etat-Marché

La troisième « métaphore », basée, elle, sur la logique de l’action collective de Mancur Olson (d’après le titre de l’ouvrage le plus connu de cet auteur, 1965) aboutit pareillement à un résultat sous-optimal : dans une action collective, l’opportunisme de certains des acteurs empêche l’efficacité optimale, cet opportunisme s’explique économiquement (et non par des considérations sur la nature humaine) : si les bénéfices sont communs, les coûts ne le sont pas nécessairement (moindre participation possibles de certains des acteurs). La répartition équitable des efforts n’étant pas assurée, l’action collective a de fortes chances de ne pas se mettre en branle « à moins que le nombre d’individus soit assez réduit ou qu’une forme de contrainte ou tout autre dispositif destiné à faire en sorte que les individus agissent en vue d’atteindre l’objectif commun existe […] » (cité par Ostrom). Olson ne dit pas que l’action collective est impossible (ou non envisagée comme dans les schémas d’action précédents), il dit qu’elle ne sera pas mise en œuvre sauf condition marginale (petit nombre d’acteurs), ou sous un rapport de contrainte extérieure. D’où deux types de solutions relativement à une situation de ressources communes : la privatisation des ressources ou le contrôle de l’Etat.

La critique d’Elinor Ostrom est alors très fine et robuste : elle remarque d’une part, en soulignant que les cas de biens communs existent dans la réalité (antérieurement à l’analyse théorique), que les deux solutions (Marché-Etat), a priori divergentes, renvoient de la même manière à des autorités extérieures : « Tant les partisans de la centralisation que ceux de la privatisation acceptent comme principe central que les changements institutionnels doivent venir de l’extérieur et être imposés aux individus concernés ils partagent la foi en la nécessité et l’efficacité de l’intervention de « l’Etat » pour modifier les institutions afin de renforcer l’efficacité […] ». Ce qui l’amène à poser la question du coût de cette intervention dans les deux cas (aussi bien pour la privatisation - quand il est habituellement considéré comme nul que pour la prise de contrôle par l’Etat). D’autre part, et dans la suite de ce premier coût, elle montre qu’aucune assurance de meilleure efficacité ne peut être induite de ces choix : outre que dans bien des situations une appropriation individuelle des ressources n’est tout bonnement pas possible, les coûts de cette appropriation, quand elle est possible, ne sont pas sérieusement estimés (coûts physiques de séparation et coûts de transactions entre appropriateurs, entre autres), de même dans le cas d’un contrôle central, aucune assurance n’est possible quant à l’efficacité de l’intervention (coûts de la bureaucratie, effets sur l’action collective, etc.).

Une théorie adéquate de l’action collective auto-organisée

Ostrom se tourne alors vers les exemples d’auto-organisation et d’auto-gouvernance dans la gestion de ressources communes (systèmes d’irrigation ou pompage de l’eau, tenures communales, pêcheries littorales, etc.), qu’ils soient récents (gestion d’aquifères américains par exemple, suivie sur plus de trente ans par l’auteur directement ou par « ses » doctorants) ou s’inscrivent dans la tradition (huertas espagnoles, zanjeras philippines, etc.), qu’ils concernent un grand nombre d’acteurs ou un nombre plus modeste. Elle en examine aussi bien les réussites que les échecs, les conditions de possibilité (institutionnelles, culturelles) que les risques de dissolution.

L’ouvrage d’Ostrom, par sa rigueur et la diversité des situations empiriques observées, comme par les pistes d’analyse qu’elle élabore, se présente comme un travail remarquable pour ce qu’elle appelle « une théorie adéquate de l’action collective auto-organisée », une action collective qui ne tourne pas obligatoirement le dos à l’Etat (le rôle d’expert d’agences gouvernementales, par exemple) ou à l’entreprenariat mais définit ses propres règles et les moyens de leur suivi (la subtilité des « sanctions graduelles » et l’intégration des normes). Un travail qui n’oublie pas la rigueur économique (la difficile appréhension de l’actualisation des coûts et bénéfices, les coûts de négociations, etc.).

Outre la recommandation expresse à lire cet ouvrage pour toute personne qui s’intéresse à l’économie sociale dans sa version la plus « auto-organisée », nous ferons une remarque annexe : comme le précise notre auteur (p.15), le domaine des ressources communes ne s’arrête pas (comme le laisse penser le choix de l’éditeur dans son choix de sous-titre de l’ouvrage) aux « ressources naturelles », il en va d’un système d’irrigation comme d’une entreprise coopérative (bien commun aux travailleurs), l’option d’une gestion durable et auto-organisée est bien une option réaliste, économiquement durable, et cette « théorie adéquate de l’action collective auto-organisée » qu’Elinor Ostrom tisse avec beaucoup de subtilité et une grande précision intéresse tous les secteurs de l’action collective, en dehors même de la question des ressources naturelles.

Luc Bonet