Femmes et microfinance : espoir et désillusions de l’expérience indienne

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Isabelle Guérin, Jane Palier et Benoît Prévost. Archives contemporaines éditions, coll. « Savoirs francophones », février 2009.

La dimension de l’ouvrage, une centaine de pages, ne doit pas faire illusion au regard de la densité du texte. On notera dès le départ une importante bibliographie de dix pages parfaitement contemporaine. Elle rassemble une majorité de travaux écrits en français, avec d’abondantes références aux rapports et publications d’organisations internationales, notamment Banque mondiale, BIT, ONU, Pnud.

Microfinance, femmes, Inde (sud) : ces clés d’entrée sont réunies par la passion de l’empowerment. Elle traduit l’origine des travaux menés dans le cadre d’un programme de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) implanté à l’Institut français de Pondichéry, avec une approche dite « genrée ». Le thème principal est le suivant : que sait-on aujourd’hui des effets de la microfinance sur la pauvreté féminine et sur les inégalités entre hommes et femmes ? Dans le débat, la microfinance apparaît in fine plus comme un simple outil, parmi d’autres, pour éventuellement tenter de résoudre ces inégalités de genre sans ajouter au déséquilibre.

Principes de microfinance et application en Inde

La microfinance est l’offre de services financiers (principalement épargne, prêt, mais aussi assurance et transfert de fonds pour les migrants) aux personnes qui n’ont pas accès à la finance dite formelle, autrement dit pour simplifier au système bancaire. Les organisations qui proposent ce type de services sont appelées institutions de microfinance (IMF) : on peut distinguer des structures bien implantées, qui réalisent un gros volume d’opérations financières (Grameen Bank au Bangladesh, Banco Sol en Bolivie, Kafo Jiginew au Mali) avec parfois un statut d’institutions financières, de la masse des toutes petites organisations, le plus souvent minuscules ONG, qui incluent dans leur action de développement un volet finance solidaire. En Inde, il n’existe pas d’IMF géante ayant l’envergure de la Grameen Bank, implantée au Bangladesh voisin. L’institution qui a le plus oeuvré pour l’essor de la microfinance est la Nabard (la banque publique nationale chargée du développement rural), qui au début des années 90 a décidé de soutenir la formation de self-help groups (SHG), devenus depuis le prototype de la microfinance en Inde. Il n’en demeure pas moins que des organisations indiennes ont préféré répliquer le modèle Grameen Bank ou d’autres formes d’offre incluant éventuellement du crédit informel ou encore tout autre hybride qui s’adresse souvent aux hommes, pour financer des micro-entreprises (création ou développement).

Amartya Sen, pauvreté, vulnérabilité et démocratie

Les travaux initiés par J. Wolfensohn et J. Stiglitz au titre de la Banque mondiale (1995-2000) développent deux aspects novateurs pour combattre la pauvreté : la prise en compte des limites d’une approche purement économique trop réductrice et l’attention à porter de manière accrue aux inégalités de « genre ». Lorsque la Banque mondiale procède, en 2000, à la refondation de ses analyses et pratiques de développement, elle annonce que la vulnérabilité et l’exposition au risque sont au coeur des problèmes de la pauvreté et constituent des atteintes à la « capabilité » des individus. Parallèlement, Amartya Sen propose un dépassement des approches habituelles.

A. Sen fait du développement « un processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus » et de la pauvreté « la privation de capacités élémentaires » (1). Les capacités, ou capabilités, d’un individu correspondent à la fois à l’étendue des choix qu’il lui est possible de formuler (la conscience des choix de vie possibles) et de réaliser (la possibilité de mener ces vies). Cette perspective permet à Sen de mettre en avant le caractère multidimensionnel de la pauvreté, qui se définit dans les différentes sphères de la vie privée et sociale et non plus seulement dans la sphère monétaire ou consumériste. La privation de libertés élémentaires comme l’accès à l’éducation, à la vie associative ou à la vie politique devient aussi importante que le manque de nourriture. Les débats sur l’importance de la démocratie pour le développement, par exemple, deviennent « spécieux ». Les libertés politiques ou sociales sont « constitutives » du développement et ne sauraient être soumises à des impératifs ou à des priorités d’ordre purement économique. La pauvreté peut alors se comprendre comme le résultat d’inégalités dans les différentes sphères de la vie privée et sociale. Les cercles vicieux de la pauvreté sont le résultat de privations de liberté qui se renforcent mutuellement et dont l’insuffisance de revenu n’est à la fois qu’une composante et, le plus souvent, que le résultat et non la cause. Il faut alors traquer les inégalités formelles, enracinées dans les institutions, mais aussi, une fois ces institutions transformées, l’ensemble des inégalités réelles qui empêchent la réalisation des libertés formelles conquises. Ainsi, le doit de vote n’a pas de sens pour qui ne peut, pour des raisons de caste, de genre, d’ethnie, se déplacer librement pour aller voter. De la même manière, l’accès au crédit en vue de créer son propre emploi est dépourvu de sens si les conditions sociales ne sont pas réunies pour que chacun (et surtout chacune) puisse accéder réellement à l’ensemble des activités possibles…

Programmes de recherche en empowerment féminin

Le programme de recherche « Microfinance et développement socialement durable » avait été initié par J.-M. Servet en 2002, au sein du département de sciences sociales de l’Institut français de Pondichéry, en Inde, avec le soutien de l’Institut de recherche pour le développement et le laboratoire « Population, environnement, développement » (LPED). Depuis juillet 2003, ce programme est dirigé par Isabelle Guérin, avec la collaboration de Marc Roesch depuis janvier 2005. Les thématiques de recherche se sont élargies en intégrant plus explicitement les questions d’emploi et l’évolution des articulations entre « société civile » et « Etat ». Le programme s’intitule désormais « Travail, finance et dynamiques sociales » et regroupe une vingtaine de chercheurs, principalement des économistes et des anthropologues.

La question du lien entre microfinance et empowerment des femmes a été dès le départ une thématique centrale. Elle a donné lieu, entre autres choses, à la tenue d’un colloque international organisé en janvier 2004 et dont les contributions les plus significatives ont été réunies dans un ouvrage publié en 2005, Microfinance challenges : empowerment or disempowerment of the poor. L’empowerment peut être vu comme un instrument de changement social visant à une redistribution des pouvoirs en faveur des plus démunis. Il suppose alors une mobilisation collective qui reste en Inde exceptionnelle. Il peut aussi être vu comme individuel, visant simplement à permettre aux plus démunis d’accéder à plus de pouvoir sur eux-mêmes dans le statu quo sociopolitique. Cette dernière position est celle qui prévaut auprès des instances internationales, au sein des organismes de microfinance et sur le terrain indien.

De l’empowerment au disempowerment

Au fil de la lecture, l’affaire de l’empowerment des femmes en Inde par l’usage de la microfinance semble ne pas être au rendez-vous espéré, du moins dans la vision la plus large, celle de la redistribution de pouvoirs aux plus pauvres. On ne parle plus d’empowerment, mais de disempowerment ou d’over-empowerment. L’impact de la microfinance dans le contexte indien reste marginal. Il se mesure plus en termes de desserrement des contraintes de liquidité qu’en augmentation des revenus. Au sein du ménage, la division sexuée demeure, ainsi que le caractère foncièrement hiérarchique des activités de production et d’échange. Cependant, les groupes d’emprunteurs se présentent comme des espaces de parole et d’action collective limitant le repli sur soi et favorisant l’entraide. Dans un contexte où la démocratie reste formelle et inégalitaire, notamment à l’égard des femmes des basses castes, le principe des self-help groups présente l’opportunité réelle de susciter d’abord des minipratiques démocratiques pour lutter contre les formes d’inégalité.

Cette vision balancée et justifiée de l’émancipation par les vertus de l’outil microfinance se trouve confortée pour l’Inde dans l’ouvrage récemment publié par Esther Duflo (titulaire de la chaire « Savoirs contre pauvreté » au Collège de France), Lutter contre la pauvreté (2). Dans un débat Attali-Duflo amicalement acidulé de la Revue des deux mondes (n° 4, avril 2010) sur le thème « Sortir de la pauvreté au xxie siècle » et sur le sujet de la microfinance, principalement en Inde, on voit se dessiner un accord sur l’idée selon laquelle « sortir de la pauvreté se fait sur un minimum de deux générations ». Cela donnera sans doute envie de lire l’article documenté qui suit dans le même numéro, « Les pauvres ne croient plus aux larmes » d’Annick Steta, où il est aussi question d’Inde et de Bengladesh, de Grameen Bank et de microcrédit, de M. Yunus, de A. Banerjee et de E. Duflo.

Serge Koulytchisky

(1) Sen A., Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 2000.

(2) Tome 1, Le développement humain, tome 2, La politique de l’autonomie,
Le Seuil, coll. « La république des idées ».