Colloque de l’AES à Toulouse : « l’économie sociale est-elle une théorie des limites ? »

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Le colloque annuel de l’Association d’économie sociale (AES) s’est tenu à l’université de Toulouse Jean Jaurès le 9 et 10 septembre 2021, à l’initiative du master La Nouvelle Economie Sociale (NES). Avec pour thème « L’économie sociale est-elle une théorie des limites ? », l’événement a suscité une quarantaine de communications. Les organisateurs ayant demandé à Jean-François Draperi (directeur du Cestes-Cnam et rédacteur-en-chef de la Recma) et Jacques Prades (économiste, fondateur du master NES) de conclure ces journées, ce dernier a accepté de partager avec les lecteurs de la Recma un résumé de sa communication.
 
Economie sociale : marché ou décroissance ? (1)
Lorsqu’il y a vingt ans, les premiers travaux sur l’agglomération d’activités d’économie sociale sur un territoire en Europe, en l’occurrence Mondragon dans le pays basque espagnol et Trente en Italie du Nord, ont été publiés (2) , les commentateurs sérieux  ont demandé si ces expérimentations qui présentaient à l’époque une véritable unité, relevaient de la décroissance. François De  Ravignan (3) , ami et ardent défenseur de ce courant défendant déjà des stratégies de survie pour les temps à venir,  répondit que non. Il prétendait que toutes ces expériences d’économie sociale  relevaient du marché, qu’elles négligeaient largement l’écologie et que la décroissance supposait une  remise en cause de la consommation et plus généralement des catégories de l’économie (la monnaie, l’échange marchand, l’impérialisme Nord/sud, etc.).
Il ne faisait aucun doute pour lui et pour nous à l’époque, que ces expériences ne relevaient pas de ce qu’on a coutume de nommer aujourd’hui « développement durable », « économie écologique » ou « économie solidaire ». La raison principale est qu’elles tenaient à distance toute politique publique, qu’elle soit industrielle ou participant d’une hybridation des ressources. En bref, les notions mobilisées par ces courants d’idées pouvaient difficilement éclairer ces expériences d’économie sociale. En revanche, les expériences de Mondragon et Trente traduisent parfaitement deux caractéristiques majeures de l’histoire de l’économie sociale depuis sa naissance. D’abord, la question de la propriété demeure incontournable dans un processus de transformation sociale. La propriété collective n’est pas spécifique à un secteur d’activité mais applicable à toutes les entreprises, quel que soit le secteur d’activité, et n’est pas un combat dépassé par l’évolution sociale, les nouvelles classes sociales (dirigeant/exécutant) ou la modernité (société de service). Mondragon nous montre l’existence non seulement de coopératives de fonte, de pêche ou d’autobus, mais aussi une université coopérative et une sécurité sociale coopérative, alors que Trente déploie des coopératives de sylviculture, des  coopératives sociales et de parapentes ! Ces deux expérimentations ont en commun la propriété collective non étatique de toutes ces entreprises. Le commun, ce n’est pas la culture, la nature ou la monnaie… c’est la coopérative.
La deuxième caractéristique tient au territoire sur lequel s’inscrivent ces expérimentations et qui n’est pas celui de l’Etat-nation. On l’a souvent dit, ces expérimentations se sont historiquement  construites sur la base d’une distanciation vis-à-vis des politiques publiques. Pour s’en convaincre, on pourra consulter les nombreux écrits libertaires sur l’autonomie du Trentino de Cesare Battisti (Directeur du journal Il Popolo, créé en 1900, il écrit « au cœur de l’Europe, on va créer une confédération démocratique, dans la lignée de 1789 et 1848 ») ainsi que les écrits d’Arizmendiarrieta après son passage dans la revue autonomiste basque.
Il ne fait aucun doute que la réussite économique de ces coopératives tenait en large partie à leurs distanciations politiques vis-à- vis des centres de pouvoir étatique que constituaient Madrid et Rome (jusque dans le recours à la langue) et, accessoirement, au caractère frontalier de leur emplacement géographique. Ce qui signifie que l’économie coopérative est inséparable d’une résistance politique et ne peut pas être réduite à de la gestion. Il est évident que ces deux expériences ont toutes les deux subies un isomorphisme depuis vingt ans, mais les vives controverses qu’elles traversent aujourd’hui en leur sein montrent que le débat n’est pas clos. Ces expériences mettent au goût du jour deux éléments :
-D’abord, elles éclairent le retour de la question de l’autogestion (et non la cogestion, la codétermination, le collaboratif ou autres participations) que contenait originellement l‘idée coopérative, qu’on la nomme par ces mots comme Henri Desroche ou par le « travail associé » qu’évoquait François Espagne.
- Ensuite, elles soulignent l’importance de l’autonomie régionale des territoires, que vantaient Denis de Rougemont et Jacques Ellul  dans leur défense des régions (4) . Lors des accords de Maastricht, ils revendiquaient une Europe des régions et non une Europe des Etats. Ce point est déterminant sur la question énergétique car ces courants cherchaient à rapprocher production locale et consommation locale, loin d’une perspective centralisatrice.
Du coup, ces expériences permettent d’entrevoir une autre façon d’évoquer la décroissance. Si l’économie sociale n’est pas une remise en question des catégories de l’économie, elle ne peut pas être assimilée à une autre économie. Elle est une théorie des limites : limite dans l’échelle des rémunérations au sein d’une coopérative, limite dans la taille de la coopérative, limite dans le territoire d’intervention, limite dans le rôle de la puissance publique, limite dans la durée des mandats des dirigeants de coopératives, limite dans les modalités de concurrence et les différentes formes de coopération, limite dans l’extractivisme. Cette notion de « limite » est imparfaite mais déterminante. Imparfaite parce qu’elle ne fixe pas une valeur absolue à ne pas dépasser pour une raison de logique (lorsqu’elle est atteinte, il est trop tard et lorsqu’elle ne l’est pas, rien ne nous indique qu’on y parvient !). Mais vouloir des  valeurs absolues, c’est-à-dire rationnaliser les questions écologiques, revient à s’enfermer dans le cadre étroit des questions économiques. On est alors conduit à des questions de stratégies. Or, on voit bien le rôle qu’a joué le catholicisme dans l’expérience basque (José Maria Arizmendiarrieta) et du Trentino (Don Lorenzo Guetti) dans cette recherche de l’éthique, et même si on ne revendique pas une croyance religieuse, on ne peut pas vivre sans hiérarchiser des valeurs. L’éthique est hiérarchiquement au-dessus du choix économique et c’est cette veine qui traverse l’économie sociale, veine déterminante car elle souligne que la gravité actuelle de la situation ne peut pas s’accommoder de bricolages politiciens. Il ne s’agit plus de s’accommoder de mesures progressistes (la responsabilité sociale des entreprises par exemple) car le système réintègre les contraintes au fur et à mesure de l’introduction des mesures. De même, il faut se garder des postures professorales qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis (sortir de l’économie, par exemple).
L’économie sociale doit sortir par le haut du débat sur la décroissance et pour cela, la définir comme une théorie des limites est, nous semble-t-il, une piste intéressante.

Jacques Prades

(1) Extrait remanié de la conclusion du colloque annuel de l’Association d’économie sociale, tenue à Toulouse le 10 septembre 2021.
(2) En particulier par la Recma, n° 296, 2005.
(3) François De Ravignan (1935-2011), économiste agronome, fonde Champ du Monde avec François Partant sur une critique radicale du développement. Il peut être qualifié de « décroissant survivaliste »
(4) On fait en général remonter la création des Etats-nation à la dislocation des  empires alors que le processus de communalisation date du XII e et XIII e siècle. Les survivances basques et du Tyrole ne doivent pas faire oublier l’Europe des communes qui précédait celle des empires.